Mama Africa ! Comme beaucoup de figures illustres du continent africain, le public et les médias occidentaux résument le parcours de Miriam Makeba à une ou deux chansons, forcément les moins engagées, et passent sous silence son engagement panafricain en se contentant de mettre en avant son fameux surnom. Mais qui se cache derrière « Mama Africa » ? Retour sur les grandes lignes du parcours de l’artiste et activiste musicale la plus connue de l’histoire du Panafricanisme.
Ne compter que sur soi
Miriam Makeba. Une voix pour l’Afrique. Le titre de son autobiographie traduite et publiée à Abidjan aux Nouvelles Éditions Africaines en 1988 ne laisse aucun doute sur la vie de cette artiste. Pour autant, l’histoire de Miriam Zenzi Makeba n’est pas un conte de fée mais une succession d’épreuves que la chanteuse dépasse les unes après les autres, sans jamais perdre sa détermination.
Née le 4 mars 1932 à Johannesburg, d’une mère Swazi et d’un père Xhosa, originaires du Transkei, elle n’a à peine que dix-huit jours lorsque la police sud-africaine effectue une descente au domicile familial. Sa mère, une guérisseuse qui pratiquait la contrebande d’alcool à la maison, est arrêtée. Miriam, bébé, passera six mois en détention avec sa mère. A la mort de son père en 1938, Miriam part vivre chez sa grand-mère à Riverside, Pretoria. Elle connaît ensuite plusieurs drames et accidents de santé qui montrent à chaque fois le caractère inique et anti-déontologique de la politique socio-médicale en vigueur sous l’apartheid.
Résister au génocide culturel
En réalité, le régime d’apartheid ne devient officiel qu’en 1948, mais depuis l’arrivée des Européens au milieu du 17ème siècle, un système de colonisation et de domination raciste et patriarcal se développe en Afrique du Sud. Revendiquant une supériorité raciale, la minorité blanche composée d’Afrikaners et de colons britanniques et français s’empare par la force des terres des différents peuples africains qui se retrouvent progressivement parqués dans des réserves, les Bantoustans. Cette histoire de violence à l’encontre de ses ancêtres, la jeune Miriam ne l’apprend pas à l’école :
« On nous enseigne la culture et l’histoire de l’Angleterre mais on ne nous apprend rien de l’histoire de nos tribus », fait-elle remarquer dans son autobiographie (p. 25-26). Pire, l’idéologie de l’apartheid écrase l’identité africaine : « Mais le gouvernement a une idée derrière la tête quand il réécrit l’histoire. On nous dit que, puisque nous ne sommes pas des natifs de la région, il est faux de nous appeler des indigènes. A partir de maintenant nous sommes des « Bantous ». […] Mais nous posons la question de savoir ce qu’est un Bantou. On nous répond : Tous les Africains du Congo en Afrique Centrale, à l’extrémité septentrionale de l’Afrique, sont des Bantous. On fait un amalgame de tribus qui n’ont rien en commun. Il fut un temps où les Britanniques se plaisaient à exploiter les différences entre tribus ; les nouvelles autorités préfèrent nous dépouiller de notre identité. » (p. 36)
Miriam Makeba n’ira jamais à l’université, par manque de moyens. Est-ce un mal ? En tout cas, elle ne sera jamais prisonnière de l’aliénation ou du complexe d’infériorité, restant toujours fière de ses origines et de son peuple. Son prénom africain, Uzenzile, signifiant que « tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même », était donc particulièrement bien trouvé pour accompagner son caractère indépendant et audacieux.
Influences musicales
Dans cette prison à ciel ouvert qu’est l’Afrique du Sud de l’apartheid, la musique sera une porte de sortie. Durant son adolescence, Miriam et ses amies se retrouvent chaque dimanche pour écouter les disques des chanteuses noires américaines Ella Fitzgerald et Billie Holiday, ainsi que des musiciens de jazz Count Basie et Dizzy Gilepsie. Fredonnant sur les mélodies de ses étoiles noires américaines, mêlant le gospel et les chants traditionnels des peuples noirs, Miriam affirme avec malice qu’elle a « su chanter l’Américain bien avant de savoir le parler. » (p. 29)
Son grand-frère Joseph, qui joue également du saxophone et du piano, lui prête des disques sur lesquelles elle s’entraîne avant de chanter publiquement lors des offices à l’église. Attraction de la chorale, elle améliore régulièrement son timbre de voix, aussi haut qu’un rossignol. Toutefois, les circonstances de la vie feront de ce petit oiseau à l’apparence fragile un véritable tigre.
A dix-huit ans, elle donne naissance à son seul enfant, Bongi, dont elle épouse le père. Trompée et battue, elle a la force de le quitter pour aller vivre chez des proches à Johannesburg. Travaillant comme bonne puis comme laveuse de voitures, elle passe du temps à Sophiatown, une banlieue populaire de la grande ville sud-africaine. Là, Makeba s’imbibe des ambiances musicales de jazz, de kwela et de marabi. Très vite, elle participe aux répétitions du groupe de son cousin Zweli, qui lui propose de devenir chanteuse au sein des Cuban Brothers. Avec beaucoup de cran, la jeune femme noire d’un mètre soixante apprend à monter sur scène devant des publics parfois hostiles. Lors de l’un des concerts, elle est repérée par Nathan Mdlehdlhe, l’un des chanteurs du groupe populaire des Manhattan Brothers. Elle passe avec succès l’audition, et Nathan décide que son nom d’artiste ne sera pas xhosa – Zenzi Makeba – mais anglais – Miriam Makeba.
La naissance d’une artiste engagée
Un soir de 1955, les Manhattan Brothers chantent dans une salle décorée par des drapeaux de couleur noir, vert et or. A la fin du spectacle, elle vient saluer un homme en train de travailler sur la rédaction de la Charte de la Liberté. Nelson Mandela et le parti du Congrès National Africain (ANC) incarnent depuis plusieurs années la résistance à l’apartheid. Peu politisée, Makeba comprend alors l’importance de cette lutte qui vise à renverser l’ordre raciste et injuste régnant en Afrique du Sud et sur le reste du continent. Avec son groupe, elle part alors en tournée dans les pays limitrophes sous domination coloniale : le Swaziland, la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) et du Nord (actuelle Zambie), mais également le Congo Belge. Makeba découvre l’Afrique, une autre Afrique différente des images inculquées par la propagande occidentale.
En 1956, elle intègre le groupe mené par l’Indien sud-africain Sonny Pillai, les African Jazz and Variety. En 1959, grâce à des contacts, elle décroche un petit rôle dans le film du réalisateur américain Lionel Rogosin, Come Back, Africa, également le titre de l’hymne de l’ANC. Le film est tourné de manière clandestine, et la scène jouée par Makeba est une véritable mise en abîme : dans un petit débit de boissons clandestin, des journalistes noirs la reconnaissent et lui demandent de leur chanter une chanson, puis une autre.
Après le film, Makeba participe au projet des African Jazz and Variety : il s’agit de monter un opéra de jazz consacré au célèbre boxeur Ezekiel Dlhmini. Dans l’orchestre, Makeba retrouve un ami d’enfance, le musicien Hugh Masekela. Les retrouvailles sont de courte durée car Rogosin l’appelle pour lui dire que le montage de Come Back, Africa est terminé, et qu’il souhaite sa présence au Festival du Film de Venise. Alors qu’elle commence à devenir une star en Afrique du Sud, Makeba, la seule passagère noire à bord d’un vol de la South African Airways en direction d’Amsterdam, quitte sa terre natale en survolant tout le continent africain.
Le début de l’exil
En escale à Amsterdam, elle découvre avec stupéfaction qu’un Noir est chargé de guider les avions. A chacun de ses voyages dans un pays, Makeba observe avec beaucoup d’intérêts les relations raciales et la manière dont les Noirs sont traités. Après les Pays-Bas, elle gagne Londres puis Paris, avant de prendre le train pour Aix-en-Provence, où Rogosin vient la chercher. Il l’informe qu’elle est invitée aux États-Unis dans une émission très populaire, puis ils rallient Venise où le film reçoit le Prix de la Critique. Revenue à Londres, Miriam Makeba y retrouve Sonny Pillai, qu’elle épouse.
Mais peu après, elle rencontre l’activiste et chanteur noir américain Harry Belafonte qui est venu enregistrer un disque. Belafonte assiste également à une projection de Come Back, Africa. En discutant avec Makeba, il apprend alors que ses chansons ont été traduites et chantées dans toutes les langues africaines d’Afrique du Sud. Séduit par le talent de la chanteuse sud-africaine, Belafonte organise sa venue aux États-Unis à la fin du mois de novembre 1959.
La période américaine sera un succès artistique et commercial. Invitée pour participer à l’émission de Steve Allen, qui est suivie par plus de soixante millions de personnes, Makeba crève l’écran. Sur scène, elle séduit les critiques et le public américain par ses prestations enflammées, alternant entre chansons sud-africaines et reprises de gospel. Belafonte devient son mentor. Celui qu’elle appelle affectueusement « Grand Frère » l’introduit auprès de nombreuses célébrités musicales (Miles Davis, Nina Simone, Sydney Poitier et Duke Ellington) mais aussi politiques. Ainsi, alors que la mémoire people n’a retenu que la blonde Marilyn Monroe, Miriam Makeba est bien elle aussi invitée à chanter à l’occasion de l’anniversaire du président américain John F. Kennedy en 1962. Quelques années plus tard, elle accompagne également le pasteur Martin Luther King jusqu’à sa dernière demeure.
D’un point de vue personnel, vivant au début des années 1960 à New York avec sa fille Bongi et son nouveau compagnon Hugh Masekela, Miriam Makeba apprend l’assassinat de deux de ses oncles lors du massacre de Sharpeville le 21 mars 1960, puis le décès de sa mère. Pour aller assister aux funérailles, il lui faut régulariser sa situation. Makeba se rend au consulat sud-africain à New York pour y demander un visa. Son passeport est alors annulé, et elle est bannie en raison de sa participation au film anti-apartheid de Rogosin. Contre son gré, Makeba devient exilée d’office. Elle reste marquée par cette injustice mais, pour autant, le fait que l’Afrique du Sud lui ferme la porte amène tous les adversaires du régime de Pretoria à lui dérouler le tapis rouge. Et ils sont nombreux.
Makeba chante l’unité africaine
Constatant la similitude entre l’apartheid sud-africain et la ségrégation aux États-Unis, où elle est victime d’actes racistes, Makeba s’engage dans le mouvement pour les droits civiques et contre le régime de Pretoria. Le 16 juillet 1963, à l’invitation du Comité Spécial contre l’apartheid, Makeba prend la parole à l’ONU et demande le boycott complet du régime raciste d’Afrique du Sud. En représailles, ses disques sont retirés de la vente dans son pays.
Toutefois, cette persécution n’est rien en regard de la vague de soutien dont elle bénéficie : Kwame Nkrumah (Ghana), Sekou Touré (Guinée), Amilcar Cabral (Guinée-Bissau) et Eduardo Mondlane (Mozambique) la félicitent. D’autres vont même plus loin, à l’instar du Kenyan Tom Mboya qui lui procure un visa d’entrée exceptionnel pour revenir en Afrique en 1962. Makeba part au Kenya, puis en Tanzanie où elle est accueillie par Julius Nyerere : « Il apprend que je suis en exil. Dans l’heure, il me fait remettre un passeport tanzanien. A partir de maintenant, j’utiliserai ce document pour entrer aux USA et en sortir. Pour la première fois j’ai l’impression de ne pas être une Sud Africaine mais d’être une Africaine. » (p. 143)
Miriam Makeba est logiquement invitée à chanter à l’occasion de la Conférence de l’Organisation de l’Unité Africaine à Addis-Abeba en mai 1963. Interprétant une chanson éthiopienne, elle touche la fibre panafricaine de l’Empereur Hailé Selassie, tout en captivant des présidents aussi conservateurs que Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny. De retour de la célébration de l’indépendance du Kenya en 1964, elle répondra favorablement à une invitation du président de la Côte-d’Ivoire pour y effectuer l’une de ses premières tournées sur le continent africain, Maghreb compris.
En effet, Gamal-Abdel Nasser et Habib Bourguiba, ainsi que les dirigeants algériens, sont fascinés par cette chanteuse sud-africaine capable d’interpréter des chansons populaires dans toutes les langues africaines de son pays, mais également en arabe, en anglais, en français, en portugais, en espagnol, en italien et, plus problématique, en hébreu. Néanmoins, Miriam Makeba milite très clairement pour l’adoption d’une langue africaine comme outil de communication.
Un appel pour une langue commune
Le choix de Makeba de chanter dans les langues africaines est à la fois la plus belle preuve de son engagement pour la valorisation des cultures africaines, mais également pour appeler les Africains à trouver une langue commune pour se comprendre les uns les autres. Miriam Makeba lance ainsi un appel très clair :
« Ce que je peux dire aux artistes, aux jeunes artistes africains, même s’ils vont à Hollywood demain, qu’ils deviennent de grands artistes de cinéma… Il faut toujours savoir que nous avons aussi notre culture, il faut toujours valoriser notre culture et nos langues surtout. Les gens disent que ce sont des dialectes. Moi je me fâche toujours parce qu’avant d’être des dialectes, ce sont des langues. En Europe, il y a l’allemand, le suédois, le danois et tout ça. Ce sont des dialectes aussi, mais eux ils disent que ce sont leurs langues ! Et pour nous aussi ce sont nos langues, et il faut qu’on soit fier de ça…
Moi je dis toujours aux jeunes, il faut qu’ils écrivent à l’OUA pour imposer à nos chefs d’État, pour choisir un moyen, une seule langue qui doit être enseignée dans tous les pays, une langue africaine commune. Je m’en fous si c’est une langue d’ici, ou de l’Afrique du Sud, de la Guinée ou de n’importe où, mais une seule langue, qu’ils se mettent d’accord, que cette langue soit enseignée dans tous les pays sans nier les langues locales et les langues nationales… parce que ça me fait de la peine que si il faut que je vous parle, vous êtes mon frère, vous êtes de la Haute Volta, je suis de l’Afrique du Sud, mais pour se comprendre il faut parler français ou anglais. Et ça, ça me fait mal. Il faut que maintenant nos dirigeants trouvent une seule langue qui doit être enseignée dans tous les pays africains pour que nos enfants, nos petits-enfants quand ils se rencontrent, puissent avoir une seule langue africaine pour pouvoir se comprendre. Et ça, c’est l’avenir de notre continent. »
Après avoir entendu ces propos tenus par Miriam Makeba lors d’une interview téléphonique diffusée sur les ondes d’un média international, nous ne pouvons encore une fois qu’y souscrire et les répercuter. Cet appel de Makeba est partagé par des millions d’Africains qui, sans forcément avoir suivi une scolarité très élevée, sont néanmoins suffisamment formés pour travailler dans la langue héritée de la colonisation, alors même que la seule maîtrise de leur langue d’origine africaine, ou de celle de leurs parents, les exclut en grande partie du monde du travail. Les plus hautes autorités doivent répondre à la nécessité de la mise en place d’une langue africaine commune enseignée dans toutes les écoles. A défaut, la balkanisation linguistique qui frappe les peuples africains finira un jour ou l’autre par donner lieu à des affrontements de grande ampleur dont les dirigeants, aveuglés par leur illusion de pouvoir, seront les premiers à en subir les conséquences.
S’unir ou périr
A Addis Abeba, Miriam ne se contente pas de chanter. Loin du stéréotype de la star qui ne connaîtrait rien des enjeux géopolitiques, elle veut voir la réalisation du rêve de l’unité africaine. Néanmoins, elle retient avec déception la mise en minorité de Nkrumah lors de la Conférence :
« Je veux rester à Addis Abeba pour la durée de la conférence. Il ne me vient pas à l’idée de partir avant. Pendant que les discussions continuent, la tension et la fièvre montent. Il arrive que des différends énormes semblent vouloir briser tous les rêves. Le Président du Ghana Nkrumah veut un Commandement Suprême Africain, une sorte d’armée africaine. Cela conduit à une impasse. Il y a d’autres problèmes et personne ne sait si la charte sera signée un jour. Nous sommes découragés, mais les discussions continuent. Finalement, on forge un pacte. Tout le monde applaudit et se donne l’accolade. C’est un moment de grande fierté pour l’Afrique. Le continent devient plus adulte. » (p. 155)
Après avoir assisté avec une certaine surprise au consensus d’Addis Abeba donnant naissance à l’OUA, Makeba reçoit à son hôtel un livre dédicacé de la part du président guinéen Sékou Touré. Lorsqu’elle revient aux États-Unis, les délégués de la Guinée à l’ONU deviennent ses plus fidèles soutiens en toute occasion. Elle obtient même un passeport guinéen, et ses prises de parole à la tribune des Nations-Unies se font en tant que déléguée de la Guinée.
Danser sur Pata Pata, mais encore ?
A cette époque, Miriam Makeba est également une artiste confirmée. En 1965, elle est la première femme noire à obtenir un Grammy Awards pour son album avec Harry Belafonte. Il est autant légitime de s’interroger sur ce qu’aurait été la carrière de Makeba sans la rencontre avec Belafonte, que de se demander si Belafonte ne doit pas une grande part de son succès – en Afrique notamment – à Miriam Makeba. Quoi qu’il en soit, alors que certaines stars noires américaines aliénées par l’argent et le succès rechignent à s’engager politiquement et se contentent juste de chanter y compris dans des salles interdites aux Noirs, Miriam Makeba a toujours gardé à l’esprit la lutte de son peuple, même dans le tourbillon du succès.
Miriam Makeba multiplie les disques et les tubes, notamment le fameux Pata Pata qui fait référence à une danse sud-africaine où les gens se touchent. Ce titre qu’elle a écrit en 1956, cartonne en 1967. Il sera repris bien plus tard par la chanteuse française Sylvie Vartan, qui en fait un tube discutable. Loin de l’anecdote, de Tape, Tape de Sylvie Vartan jusqu’à Waka Waka, un tube fabriqué par les producteurs de Shakira à partir d’une chanson populaire sud-africaine reprenant elle-même le refrain d’une chanson (Zangalewa) du groupe camerounais Golden Sounds, il existe une longue histoire du pillage de la musique traditionnelle africaine par des artistes internationaux parfois peu scrupuleux. Miriam Makeba n’en tient pas rigueur.
Mieux, elle reprend également des chansons populaires du monde entier, et elle les interprète dans des langues africaines, pour montrer l’universalité de son message et toucher le plus grand nombre de personnes. Cette attitude de toujours mettre en avant la musique traditionnelle lui vaut parfois des difficultés avec les maisons de disque qui lui demanderont régulièrement de sortir d’autres tubes aussi peu construits que Pata Pata. Peu importe ce que cette chanson dit, puisqu’elle ne dit rien de spécial à part « touche, touche », ce qui attire le public est ce rythme africain, sacralisé par Senghor.
Réclamée à chaque concert par le public occidental en quête d’un exotisme et d’un rythme senghorien, Pata Pata a le défaut d’avoir partiellement désamorcé la force révolutionnaire de sa musique. Makeba elle-même se demandait souvent ce que le public occidental pouvait bien trouver de si extraordinaire dans ce morceau bien en-dessous de ses autres compositions, notamment celles dédiées aux héros africains. Limiter la carrière de Miriam Makeba à cette chanson, aussi bien rythmée soit-elle, est sans doute révélateur de la volonté de ne pas promouvoir les chansons bien plus significatrices qu’elle a consacrées à Jomo Kenyatta, Chaka, Samora Machel ou encore Lumumba. Pata Pata a néanmoins le mérite de lui assurer une célébrité, en servant de chanson promotionnelle pour réaliser des tournées dans le monde entier et tenir des prises de position contre l’apartheid.
Une Africaine fière et engagée
Le courage de Miriam Makeba lui attire également les soutiens des plus grandes figures américaines de l’époque, notamment Marlon Brando et Mohamed Ali, et bien sûr d’autres leaders noirs américains. Mais au moment où une polémique éclate à la suite d’une chanson qu’elle interprète en hébreu juste après la guerre des Six-Jours entre Israël et l’Egypte, Makeba choisit de repartir vivre plusieurs mois dans des pays africains (Guinée, Libéria, Tanzanie). Lorsqu’elle arrive à Dar-es-Salaam, le disciple de Malcolm X, Stokely Carmichael, est présent, en train de mener une tournée auprès des forces de libération africaines. Ils se retrouvent ensuite aux États-Unis, où ils décident de se marier peu après l’assassinat de Martin Luther King.
La rencontre avec Carmichael renforce sa sensibilité au nationalisme noir. Miriam Makeba devient, avant Angela Davis, l’incarnation de la « Beauté Noire », et du « Pouvoir Noir », tout en se défendant d’avoir voulu lancé une quelconque mode. A ses yeux, elle ne faisait qu’être elle-même, et les autres femmes noires se mettaient à imiter son style, à laisser tout simplement leurs cheveux au naturel, et à appeler cela la coiffure « afro ». En réalité, Miriam Makeba surpasse la beauté afro récupérée par les critères occidentaux. Elle désaliène et décomplexe les Africaines :
« En Guinée, une des façons traditionnelles de se coiffer est en train de se perdre. C’est le Sahi ya maboho. Les femmes aujourd’hui pensent qu’elle est démodée, mais je la trouve fascinante : les cheveux sont tressés par-dessus un morceau de bois placé horizontalement sur le sommet de la tête. Une amie me dit en plaisantant qu’une femme a l’air de porter le gouvernail d’un bateau. Il y a une veille femme qui habite près de ma maison de campagne à Dalaba qui sait coiffer comme ça. Je vais la voir et quand je rentre à Conakry, j’y fais de l’effet. Le Président Touré est très content de me voir faire revivre ce style traditionnel. Il me prend toutes les photos de moi que je viens de faire faire – il m’en laisse une quand même – et il les place dans les villas où sont logés les chefs d’État. » (p. 237)
Miriam Makeba la Guinéenne
La fin des années 1960 est particulièrement tendue en raison de la répression qui s’abat sur tous les représentants du mouvement Black Power et du parti des Panthères Noires. Victime de pressions sur sa carrière en raison de son union avec un homme traqué par le FBI, Makeba choisit de s’installer plus longuement en Guinée, tout en gardant des liens aux États-Unis.
En Afrique, la décennie des années 1960 a été marquée par des coups d’États réactionnaires dans de nombreux pays. Après les assassinats de Patrice Lumumba au Congo (1961) et de Sylvanius Olympio au Togo (1963), et les coups d’État contre Kwame Nkrumah au Ghana (1966) et Modibo Keita au Mali (1968), Sékou Touré est le dernier dirigeant africain à tenir tête à l’impérialisme et au néocolonialisme. Il fut même le premier, pour l’Afrique francophone, à avoir fermé la porte au colonialisme en affirmant avec cran qu’il est préférable de « vivre libre dans la pauvreté que riche dans l’esclavage ». Dès lors, l’Élysée en fait une cible à abattre.
Admirant le courage et la bonne étoile du président guinéen qui réchappe plusieurs fois à la mort – dont un accident d’avion en présence même de Makeba – elle adopte la culture de ce pays dont elle devient une ressortissante à part entière. Mais elle continue à rayonner sur le continent et au-delà. Alors que son époux étudie auprès de Nkrumah, en exil à Conakry depuis le coup d’État de 1966, Makeba reprend ses tournées dans le monde entier, notamment en compagnie du Ballet de Guinée.
Lors du Festival panafricain d’Alger de 1969, elle interprète en arabe la chanson Ifriqyia, une hymne au continent, introduit par le célèbre couplet chantant l’Algérie : « Ouatani el-moufadda Thaïr, Intaha ouaqt el-abid, Ana horra fil Djazaïr, Ouatani el-oum essaïd. » Le public exulte en la découvrant sur scène et à la télévision. Miriam Makeba conforte ainsi le choix des autorités qui viennent de lui donner la nationalité algérienne. Elle donne également un sens concret à son engagement de faire l’unité de l’Afrique d’Alger au Cap.
Le retour d’exil
En 1978, elle met un terme à sa relation avec Stokely Carmichael. Là encore, l’histoire est douloureuse. Miriam comprend les attitudes machistes des hommes de sa vie mais, ayant retenu les leçons de sa première union, elle refuse de les excuser pour autant. Intransigeante à partir du moment où on lui manque de respect, elle revendique ainsi une égalité totale entre l’homme et la femme, ce qui surprend notamment dans une société guinéenne où la polygamie est tolérée.
La décennie suivante est interrompue en plein milieu par le décès de sa fille. Bongi meurt en 1985 à l’âge de trente-six ans. Le coup est dur pour Makeba qui continue néanmoins à militer pour achever le régime moribond de Pretoria. En 1990, alors que le démantèlement de l’apartheid est acquis, et après trente ans d’exil, Miriam Makeba rentre en Afrique du Sud, où elle est accueillie par Nelson Mandela. Promue Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU, elle s’engage dans plusieurs projets sociaux et culturels. Ainsi, elle ouvre également une Fondation et un Centre de réinsertion pour les jeunes femmes contaminées par le VIH.
A partir de 1997, elle commence une tournée d’adieu dans le monde entier, affichant complet dans toutes les grandes villes. Preuve que son engagement dépassait le seul cadre de l’Afrique, c’est le 9 novembre 2008 à Rome, lors d’un concert de soutien à un cinéaste menacé par la mafia, que Miriam Makeba nous quitte. Néanmoins, au même titre que Fela Kuti, Bob Marley, et bien d’autres artistes célèbres ou inconnus, elle laisse en héritage une vie riche d’enseignements, et une mémoire politico-musicale de la lutte de libération des peuples noirs et de leur engagement panafricain.
Par Amzat BOUKARI-YABARA